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Ferrari et bikini : la vie fantasmée des adolescents à Dubaï

 Ferrari et bikini : la vie fantasmée des adolescents à Dubaï

« En France, tous les adolescents rêvent d’une carrière d’influenceur à Dubaï ». Si je cultive de la méfiance à l’égard des généralisations pour leur tendance simplificatrice et réductrice, celle-ci, entendue au détour d’une conversation, ne pouvait qu’interpeller l’enseignante de philosophie que je suis et dont le public depuis maintenant de nombreuses années est celui des adolescents dubaïotes.

Une certaine perplexité m’envahit : si cette affirmation était vraie, qu’en était-il du rêve des adolescents vivant à Dubaï ? Était-il similaire à celui de leurs homologues de France ? La jeunesse que j’observe me semble très conventionnelle, presqu’ordinaire et bien peu glamour. M’étais-je, durant tout ce temps, trompée ? Feignaient-ils d’être philosophes pour entretenir en secret le désir de rencontrer la célébrité sur TikTok ? Je n’avais d’autre choix, afin de rétablir la vérité, que de mener l’enquête.

Parcoursup option influenceur

Tandis que les épreuves du baccalauréat ont commencé depuis plus d’une semaine, mes élèves affichent un sérieux bien palpable qui se manifeste par la fatigue des nuits écourtées pour cause de révisions et par l’inquiétude de ne pas être à la hauteur de leurs ambitions. Tout cela me semblait bien peu cohérent : le chapitre de géopolitique intitulé « Politiques de réduction de la pauvreté » ou les représentations paramétriques et les équations cartésiennes en mathématiques s’avèrent peu utiles, quand ils ne seraient pas un obstacle, pour mener à bien une carrière de disciples des Kardashian.
Le déploiement d’une telle énergie intellectuelle pour des ambitions siliconées était incompréhensible.

Devant une telle énigme, je me rendis sur la plateforme Parcoursup pour en avoir le cœur net quant à leurs projets d’avenir : écoles de commerce ou d’ingénieur, fac de droit, cursus en psychologie, en sciences politiques ou en communication, mais aucune indication quant à une éventuelle orientation dans la télé-réalité ou dans l’univers impitoyable d’Instagram. Tout cela était décidément déroutant.

Derrière les murs

Contrairement à l’image que pourrait véhiculer le cliché, le professeur de philosophie n’est pas un misanthrope qui se complait dans la pénombre d’une caverne, à proximité d’une oie qu’il déplume progressivement pour rédiger ses pensées. Prise dans une époque qui me fascine autant qu’elle m’effraie, j’observe avec un intérêt mêlé de stupéfaction les images de Dubaï qui sont publiées sur les réseaux sociaux : postérieurs aussi rebondis que les lèvres, chevelures dignes de la belle Raiponce, pectoraux et abdominaux ostentatoires, sex-appeal débordant qui renverrait le personnage de Robert Redford dans Proposition indécente chez les mormons, la ville de Dubaï est sans conteste le lieu du muscle galbé et de la séduction… sur les écrans. IRL*, le rapport au corps est, ici comme partout ailleurs, compliqué et parfois douloureux.

Ce corps changeant avec lequel il faut pouvoir cohabiter à l’âge de dix-sept ou de dix-huit ans est un corps qui tombe amoureux, qui désire, qui idéalise, qui est déçu, qui pleure. Derrière les murs des maisons imposantes et les baies vitrées des tours vertigineuses, des cœurs brisés tentent de se consoler en silence.

*IRL : In Real Life. Si vous avez dû lire la note pour savoir de quoi il s’agit, vous n’êtes officiellement plus à la page.

Finitude des bulles de savon

Je ne pouvais plus continuer à spéculer dans la solitude de mon bureau, mon oie pour seule compagne ; si je tenais à mener cette enquête avec le sérieux qu’elle exige, il fallait que j’interroge les principaux concernés.
« Qu’est-ce qu’être adolescent à Dubaï ? » demandai-je à mes élèves. A mon grand étonnement, ce n’est pas à un éloge du luxe ni à une ode au consumérisme auxquels ils se livrèrent : aucune mention des filets de viande recouverts d’or ou des voitures de course aux cinq cent chevaux hennissants.

Leurs réponses, froides et rationnelles, dignes d’un stoïcien grec peu expansif, allèrent à l’encontre de mes attentes : toutes et tous étaient conscients de l’immense privilège de vivre dans un lieu comme Dubaï, de côtoyer des cultures diverses, d’être à l’abri du besoin matériel, d’être protégés et même couvés, de ne jamais être inquiétés par la question de la sécurité.

Je parvenais enfin à gratter du bout des ongles la peinture dorée : ce n’étaient donc que des enfants gâtés blottis dans un confort bourgeois. Sauf que tous souhaitent partir du cocon dubaïote après l’obtention du baccalauréat. Certains sont impatients, d’autres inquiets, beaucoup sont les deux à la fois ; tous veulent expérimenter ce qu’ils nomment eux-mêmes la vraie vie.
Ils ont compris que cette bulle qui les protège, si elle perdure, deviendra au mieux un repoussoir, au pire une prison ; alors, tels les enfants qu’ils étaient il n’y a pas si longtemps et qui s’amusaient à faire éclater des bulles de savon, ils ont décidé de détruire cette bulle cotonneuse, au risque de tomber et de s’écorcher les genoux. Dans quelques mois, ils seront à Paris, à Londres, ou à Montréal, à quelques milliers de kilomètres de leurs parents et de la plus haute tour au monde qui leur semblera alors si petite.

Vie rêvée, vie réelle

On ne soupçonne pas tout ce que des élèves peuvent confier à leur enseignant, de surcroît dans un cours où le sujet abordé est celui de la vie et de ses problématiques. Un certain agacement m’envahit à chaque fois que j’entends cette association futile entre le confort matériel et le bonheur : s’il serait malhonnête de nier que l’argent est une condition nécessaire au bonheur, uniquement un grand naïf pourrait affirmer qu’il s’agit d’une condition suffisante, qu’il y aurait un lien de causalité obligatoire entre les maisons luxueuses, les voitures onéreuses, les habits griffés et la vie heureuse.

L’histoire de la littérature et du cinéma n’a-t-elle pas déconstruit les apparences pour montrer que, sous les robes achetées de façon compulsive par Emma Bovary, il y avait un cœur qui souffrait, que derrière les riches murs saint-pétersbourgeois, gisait la tristesse d’Anna Karénine, que dans la gourmandise de Marie-Antoinette filmée par Sofia Coppola, il fallait deviner sa solitude pesante ? Ce que mes élèves me confient, à travers une formulation allusive dans une copie, au détour d’une phrase lancée mine de rien, dans un email maladroit et touchant, en cheminant à mes côtés dans les couloirs du lycée, c’est la peur de se décevoir autant que de décevoir ceux qu’ils aiment, ce sont les blessures créées par leur histoire familiale ou par les déceptions amicales, c’est l’angoisse causée par un monde incohérent et violent.

Certains viennent des quartiers cossus de Paris ou de Bruxelles, d’autres ont fui la Syrie en guerre ou le Liban ravagé ; d’autres encore sont devenus, au fil des expatriations, des apatrides. La mondialisation, les logiques économiques, les mouvements de migration ont fait de Dubaï leur chez-soi. Tous veulent être heureux : n’est-ce pas le désir le plus légitime et le plus universel qui soit ?


Installée à Dubaï depuis 2007, Anouchka Sooriamoorthy y enseigne la philosophie.
Elle défend une vision pratique de la philosophie qu’elle exprime dans son enseignement, dans ses interventions en entreprise, et dans son journal philosophique en ligne : www.inthechaosworld.com.

Instagram : @danslechaosmonde

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Anouchka Sooriamoorthy

La rédaction, c’est une équipe de passionné(e)s par l’écriture et les « histoires » de Dubai. Retrouvez l’ensemble de l’équipe rédactionnelle actuelle sur la page Qui-sommes-nous.

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